mardi 9 août 2022

Dibona, Stofer, Cassin, Chapoutot et les autres…

Les itinéraires d’escalade et d’alpinisme s’ouvrent avec leur temps, au bénéfice des modes et styles du moment. Certains sont plus marquants que d’autres, particulièrement ceux qui sont en avance sur l’histoire.

Imaginons Dibona, les Mayer et Rizzi tracer la première voie dans la face sud de la Meije en 1912, sous la Troisième Dent, sans aucun piton, après avoir remonté les bandes de neige déclives qui mènent à mi-face. Du bon V raide, athlétique, exposé, passant par moments dans du rocher décomposé. Hallucinant quand on pense au matériel de l’époque, corde en chanvre à la taille, chute proscrite. Quinze ans plus tard, Eddy Srofer viendra ajouter une touche d’audace à l’itinéraire en sortant tout droit par une fissure en dévers fort élégante.

La suite de l’histoire s’écrit avec Chapoutot et Wyns qui en 1969 créent une voie directe sur la première moitié de la face, permettant de rejoindre directement la voie Dibona et d’en faire un ensemble particulièrement esthétique. L’escalade n’est pas très difficile au regard de ce qui se fait déjà en ces temps (V+) mais elle remonte des dalles compactes où il a fallu aux ouvreurs beaucoup d’engagement et d’ingéniosité pour se protéger. Aujourd’hui, un ou deux goujons ont été mis à chaque relais, ce qui y rend la vie plus douce quand on imagine les ouvreurs se lancer dans ces dalles exposées, la cordée seulement reliée à un relais précaire sur mauvais pitons.

 
Entre-temps, le grand Cassin, Esposito et Tizzoni avaient réglé son compte, du premier coup et sans vraiment savoir où se trouvait cette montagne, à l’éperon le plus haut et le plus élégant de la face nord des Grandes Jorasses, celui qui soutient la Pointe Walker. Le cheminement qu’ils ont suivi est vraiment extraordinaire. Dans cette voie, lorsqu’on lève la tête, on est la plupart de temps surplombés de tours et boucliers compacts intimidants qui semblent barrer le chemin. Pourtant, à chaque fois il y a une faille, une faiblesse… mais il n’y en a qu’une ! La magie de la géologie.


On imagine les questions qu’a du se poser la cordée héroïque pendant ces trois jours d’ascension lorsqu’elle levait la tête… Rien n’est jamais évident ni acquis d’avance. L’engagement absolu en 1938, même s’il en fallait sûrement plus pour impressionner ces grimpeurs des Dolomites déjà habitués aux parois verticales et déversantes comme celles de la Cima Ovest di Lavaredo. Pas de doute que ces gars-là avaient 20 ans d’avance sur leurs pairs d’Europe occidentale.

Un passage est particulièrement marquant quand on se met à leur place… C’est la première longueur des Dalles Noires, au-dessus de leur second bivouac, lorsqu’il faut s’élancer en oblique dans un mur compact où il a du vite paraître évident à Cassin qu’il ne pourrait pas pitonner, en direction d’un dièdre dont il faut espérer qu’il ne soit pas aveugle. Ce n’est « que » du V+/6a, une plaisanterie aujourd’hui, mais quand on se met à la place de l’ouvreur en grosses chaussures sur ces prises rondes… c’est mutant, comme on dit de nos jours. Sacré Riccardo, quel grimpeur. Devenu centenaire en plus !


Je parle de ces voies car elles étaient pour moi des balises que je voulais poinçonner un jour au fil de ma vie d’alpiniste. Collectionneur invétéré, on ne se refait pas… et le temps passe. J’ai ainsi profité d’une période libre en plein été pour partir en vacances… à la montagne et rejoindre Kaoli à Grenoble afin de s’échauffer dans la face sud de Troisième Dent à la Meije, après un passage à La Bérarde, non sans un brin de nostalgie car j’y avais passé de si beaux étés quand j’ai commencé à travailler comme aspirant-guide puis guide.

Ça a failli mal commencer car partis trop tôt et un peu léger sur ma préparation de course, j’ai erré deux heures dans la nuit noire pour trouver le bon passage permettant de franchir la première barrière de toits puis ça a bien roulé et nous avons beaucoup aimé cette voie. Sortis pas trop tard, nous avions le temps de descendre à La Grave mais en passant devant le refuge de l’Aigle, magnifiquement refait et peu fréquenté ce soir là, on a eu un petit coup de flemme et envie de prolonger le plaisir d’être dans le calme de l’Oisans. Bien nous en a pris, quel bel endroit et bon accueil, avec en prime la rencontre de Maxime pour se raconter des histoires de guides.



Kaoli est, parmi d’autres activités pratiquées avec boulimie, une traileuse infatigable qui se connaît très bien dans l’effort. Une fois, je lui ai dit sous forme de boutade ou je sais plus comment qu’il fallait qu’elle grimpe parce qu’un jour, je l’emmènerai à la Walker. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde et de mon côté ce n’était pas une proposition désintéressée puisque c’est celle qu’il me restait à gravir parmi la trilogie des voies historiques des années 30 sur les grandes face nord des Alpes (voies Schmid au Cervin, Heckmair à l’Eiger et Cassin aux Jorasses).

Nous avons eu de la chance car au refuge de Leschaux, une seule cordée, des italiens, avait le même objectif et ils nous ont laissé partir devant. De plus, une autre cordée (pyrénéo-iséroise) seulement se trouvait engagée dans la paroi depuis la veille. C’est un facteur important car au vu des zones détritiques que l’on traverse par moments et des impacts de pierres partout visibles, ça doit être une voie très dangereuse quand il y a du monde. Pour notre part, nous n’avons vu passer ni missile ni même gravier et tout s’est déroulé à merveille. La voie était tellement sèche que Kaoli a mis les chaussons à R0 et les a enlevé au sommet de la pointe Walker sans jamais toucher ni neige ni glace. De mon côté, réchauffement climatique oblige, j’avais troqué les chaussures d’alpinisme pour des tennis d’approche, avec lesquels j’ai fait 95% de la voie. Nous étions à 17h30 au sommet et avons pu, plus lentement et laborieusement cette fois, descendre dormir au refuge de Boccalate par cette voie normale des Jorasses qui n’est jamais une partie de plaisir.

 
 

 
Sacrée Kaoli, indestructible sur le rocher comme en courant dans ses montagnes de Sallanches ou encore les pieds calés dans des pédales de vélo. Pour quelqu’un qui, la première fois que je l’ai vue dans un stage à l’ENSA, nous avait dit qu’elle voulait faire des courses de neige parce qu’elle n’aimait pas le rocher, c’est pas mal !

On trouvera plus de photo de ces deux voies sur mon site :