jeudi 18 janvier 2024

Thanatos, yéyé


Je profite du temps que j’ai devant moi avant d’arriver à Nairobi au Kenya, en roue libre pour conclure un voyage démarré il y a deux mois en Namibie avec mon vélo. Un blog permettra de trouver quelques infos et ressentis sur cette itinérance africaine si cela intéresse des adeptes. Ce temps suspendu est l’occasion pour moi d’écrire un peu ou plutôt de reprendre une ébauche de texte laissé à l’abandon, pour évoquer une ascension de la cascade de glace Thanatos au Cirque de Gavarnie le 20 février 2023. 

Parmi les balises dans ma vie d’alpiniste, il y a eu la Grande Cascade. Overdose, la bien nommée par ses quatre ouvreurs complètement visionnaires et un peu allumés en 1978. 

Rainier Munsch, Bunny, qui nous manque tellement et que j’ai toujours envie d’appeler en rentrant de montagne pour lui raconter ma journée, comme quand j’étais jeune guide. Il n’y a plus personne au bout du fil depuis 2006. C’est en grande partie en rencontrant Bunny en 1985, alors qu’il nous encadrait avec mon père et d’autres pour un stage d’initiateur de ski de randonnée, que j’ai voulu devenir guide. 

Dominique Julien, l’homme du Cirque, qui y a tout inventé en une décennie et qui a aussi, bien avant tout le monde, parcouru un grand nombre de ses chemins de gel en solo intégral. 

Serge Castéran, la passion, qui parle d’escalade ou de musique avec des yeux brillants et malicieux. Si vous voulez savoir quel matos il faut pour telle voie ici ou là, il les connait toutes et soyez certains que vous partirez avec un sac léger si vous suivez ses conseils.

Michel Boulang. Il m’avait donné une cargaison de pitons à la grande époque de l’artif à Vilanova ou au Verdon. J’en ai encore de ceux-là c’est certain. Ils dorment de plus en plus dans un placard. Ce sera bientôt à mon tour de les transmettre. Secouriste, il est décédé en mission en 1997. 


Le 3 février 1999, grippé, excédé de ne pas pouvoir aller au Cirque parce que cloué au lit depuis deux jours alors que les conditions s’annonçaient exceptionelles, je m’étais levé sur un coup de tête malgré les vents contraires et j’avais gravi Overdose en solo. Je préfère dire la Grande Cascade, c’est plus poétique. Mais Overdose résume bien ce que j’avais ressenti une fois l’ascension réalisée. J’y avais passé 3 heures et c’était la troisième ascension seulement après l’ouverture en 1978 et une répétition en 1986 par Máximo Murcia et Guillermo Mateo. Alors j’avais compris tout le sens du nom donné par les ouvreurs pour cette grande chute de glace. Il m’avait fallu du temps pour en redescendre, subjugué par ce que j’y avais trouvé, une ambiance dantesque d’un autre monde. Je me souviens des sensations englouties qui m’ont longtemps bercé pour m’endormir et qui mettaient aussi mes réveils en joie.

 


À peine de retour au pied, je m’étais dit qu’un jour je ferai la même chose dans Thanatos, en face, comme une évidence. Les années ont défilé. Très vite, trop vite. 24 ans pour le coup. L’idée est devenue au fil du temps un vieux fantasme de jeunesse, de ceux qu’on ne réaliserait finalement jamais et ce serait peut-être beaucoup mieux comme ça. Thanatos a été ouverte en 1986 par Dominique Julien et Serge Castéran, s’y reprenant à plusieurs fois car pour l’époque, c’était très raide. Pour ma part, la première fois que je l’ai faîte, c’était en 1994 avec Jordi Tosas, munis de Pulsar, les super piolets du moment mais dont les manches encore droits ne faciltaient pas la tâche dans les champignons de la seconde longueur. La fois suivante c’était avec Laurent Soyris en 2007, en encadrant les jeunes des équipes du CAF.


Peu de temps après, il y avait eu un créneau où j’étais prêt à y aller. Les piolets Nomic voyaient le jour, Petzl m’avait prêté des prototypes. Je m’étais amusé à modifier l’affutage des lames, mais je ne suis pas bricoleur pour un sou. C’est mon démon, prendre un outil m’emplît de panique. Par chance, la veille de ce projet, je travaillais en école au panneau du tunnel de Bielsa et mes piolets ne faisaient que désancrer de manière intempestive. J’étais rentré à la maison sagement, rangeant une fois encore mon fantasme au fond d’un tiroir fermé à double tour. La glace et les occasions de grimper dans du raide se faisant de plus en plus rares depuis, j’avais définitivement lâché l’affaire. Enfin, c’est ce que je croyais.


En rentrant d’Arabie Saoudite début février dernier, d’où nous nous sommes plus ou moins fait virer ma bicyclette et moi pour des raisons que je n’ai pas trop maîtrisé, j’atterrissais à Genève et retrouvais Kaoli. Elle voulait faire du ski, mais comme il y avait de la glace partout à ce moment là, on a plutôt chaussé des crampons. Nous avons grimpé au Fer à Cheval notamment, que nous découvrions l’un comme l’autre. À vrai dire, Kaoli découvrait aussi la glace à ce moment là, ou quasiment. Je ne sais pas de quoi elle est faîte. En tout cas, elle a mis la capuche par dessus le casque, subit docilement la traversée de Folly de Gauche après avoir fait Folly de Droite la veille et pour ma part, au fur à mesure que ces longueurs défilaient, je retrouvais les bonnes sensations d’antan. L’idée de faire Thanatos en solo m’est alors revenue comme une évidence.


Une journée d’autoroute du sud non-stop, certainement l’endroit le plus dangereux dans une vie de guide pyrénéen, un repas bien arrosé chez mes parents le soir même et quelques heures plus tard, je me suis retrouvé au pied de Thanatos, sans aucun stress, discutant le temps que le jour se lève avec Igor et son copain, à peu près comme si j’etais accoudé au comptoir d’un bar. Le jour point enfin. Premier coup de piolet. Je constate comme à chaque fois que la glace, c’est toujours beaucoup plus raide que ça n’y parait d’en bas, mais maintenant, de toutes façons, c’est parti. Du plaisir, encore du plaisir au fur et à mesure que les mètres défilent. Une grimpe épurée, fluide, mesurée, le corps qui répond, l’esprit qui se réjouit, le vide qui se creuse et je m’en délecte. La voie a beaucoup été faîte les jours précédents. Il suffit de poser les piolets là où les autres l’ont fait et d’évoluer avec toute la légèreté de l’âme. Plus qu’un mètre pour sortir du cigare vertical. Un ancrage qui ne me convient pas, je le refais plusieurs fois, change de main sur mon piolet, regarde mes pieds et ces pointes de crampons que je trouve tout à coup bien dérisoires. Je me dis furtivement que je me livre quand même à un exercice un peu toxique et qu’il va falloir que ces idées de solos s’arrêtent à mon grand âge. Rester dans le coup pour les 100 derniers mètres que l’on croit toujours faciles dans Thanatos mais qui ne le sont pas et les banquette de neige sont déjà là. Comme l’espace temps change quand on est seul : il aura suffit d’un peu plus d’1h30, c’est encore à peine le petit matin. 


Dans la descente par l’Échelle des Sarradets, la seule réflexion qui me vient, c’est de me dire que quand même, je suis un alpiniste. Comme si j’en doutais après toutes ces années à arpenter, arpenter, arpenter… Également, que le beauté de ce Cirque me fascinera jusqu’à mon dernier souffle. À vrai dire, de tout ça, je n’ai pas trop su qu’en faire. C’était juste à ce moment là le cours normal de ma vie. De délicieuses minutes d’extase, de liberté et de culot mais aussi un paradis artificiel. Je note quand même que je me suis remis à fumer le soir même pour quelques temps, un truc que j’avais pas vu venir ! 


Une dizaine de jours plus tard, j’ai revisité avec Patrick Bourg une tout autre cascade même s’il s’agissait de la même. Entre-temps, il avait copieusement neigé, un froid de gueux s’était installé dans le Cirque, où nous étions seuls, luxe suprême. Toutes les traces de passage avaient disparu. Il fallait souvent déblayer la neige avant d’ancrer. Des flûtes fragiles empêchant de poser le pied dans le rocher à droite au niveau du cigare étaient apparue et j’ai eu un mal fou à gravir cette section, me demandant bien quelle mouche avait pu me piquer pour faire ça sans corde avec mes petits bras qui faiblissent si vite. C’est ce Thanatos là qui m’a vraiment marqué finalement, car avec Patrick nous avons bien lutté chacun à notre manière dans la solitude glaciale du Cirque et c’était aussi une sorte de célébration de plusieurs années de cordée commune. Nous étions fiers comme des bar tabac là-haut, parfaitement essorés et frigorifiés. De ces moments d’une vie de guide qu’on oublie jamais.