lundi 25 août 2025

Pendant ce temps

Lettre d'une étudiante palestinienne de Gaza City, publiée par Al-Jazeera puis dans Courrier International le 20 août 2025

À ceux qui ne sont pas encore tombés dans l’indifférence, ceci est peut-être la dernière lettre que j’écris depuis la ville de Gaza.
Nous attendons “l’ordre d’évacuation”officiel d’Israël d’un moment à l’autre. Ma chère ville, Gaza, est sur le point de passer sous occupation militaire complète par l’armée israélienne. Leur objectif est de nous forcer à tous quitter nos maisons pour vivre sous des tentes dans le sud de la bande de Gaza.
Nous ne savons pas ce qui va arriver à ceux qui refuseront. Nous vivons peut-être nos derniers jours dans la ville de Gaza.

Depuis le début de la guerre, nous entendons qu’Israël veut occuper notre ville et s’en emparer pour en faire une colonie. Au début, nous refusions d’y croire : nous pensions que ce genre d’information relevait de la guerre psychologique. Après tout, nous avions déjà reçu des ordres d’évacuer par le passé et nous avions toujours pu retourner chez nous, même si c’était pour retrouver nos maisons en ruine.
Le 13 octobre, juste après le début de la guerre, les soldats israéliens ont dit à tous les habitants du nord de la bande Gaza, y compris de la ville de Gaza, de partir vers le sud. Ces ordres se sont accompagnés de bombardements incessants. Certains jours, des centaines de personnes étaient tuées. Au final, des centaines de milliers d’habitants se sont enfuis vers le sud.
Pas nous. Mon père refusait de quitter notre maison, alors nous sommes tous restés. Pendant des mois, nous avons vécu dans une peur et des souffrances indicibles. Nous avons assisté à la destruction de tout notre quartier. 

Puis les Israéliens ont scindé le nord et le sud. L’aide n’est plus parvenue jusqu’au nord. Entre janvier et avril 2024, nous avons vécu les journées les plus harassantes de cette guerre. Nous n’avions plus rien à manger. Nous passions nos journées à chercher comment apaiser notre faim. Certains jours, nous n’avions d’autre choix que de manger de la nourriture pour animaux.
En janvier dernier, au moment du cessez-le-feu, les gens ont été autorisés à retourner dans le nord de la bande de Gaza. Tout le monde était très ému, ce qui montre bien à quel point les Palestiniens sont attachés à leur terre.
Cette fois, l’ambiance est bien différente. La menace d’une occupation permanente, la perte définitive de notre terre, est bien réelle.

“Pour préparer le transfert de civils de la zone des combats vers le sud… les livraisons d’un grand nombre de tentes et autres équipements d’hébergement d’urgence seront autorisés à entrer [à Gaza]”, a publié sur Facebook le porte-parole [arabophone] de l’armée israélienne, Avichay Adraee.
Partout à Gaza, les habitants ont accueilli cette annonce le cœur lourd. Les questions se pressaient sur toutes les lèvres et restaient souvent sans réponses : Où allons-nous aller ? Quand cela va-t-il commencer ? Quelqu’un va-t-il intervenir pour arrêter cette catastrophe ?
Les gens n’en peuvent plus. Ils sont accablés sur tous les plans : émotionnel, mental, physique et financier. Ils sont à bout.
Depuis que ma famille et moi avons appris la nouvelle, nous sommes frappés de stupeur et, surtout, nous avons peur.

Quand j’ai vu les images sur les réseaux sociaux, des tentes et des bâches livrées dans la ville de Gaza, mon cœur s’est arrêté de battre. L’idée de devoir passer ma vie coincée dans une tente m’épouvante. J’ai de grands rêves pour l’avenir : comment vont-ils rentrer dans une si petite tente ?
J’ai dit à mon père que je ne voulais pas vivre dans une tente. J’étais en larmes. Il m’a regardé, impuissant, et m’a dit : “Nous n’avons pas le choix. Il va falloir apprendre à vivre avec.”
Nous ne voulons pas partir, mais nous n’avons apparemment pas le choix. Nous ne voulons pas revivre les bombardements incessants. Avec cette nouvelle offensive, les Israéliens vont se montrer encore plus violents. Ce ne sera pas une expédition punitive, mais l’annihilation totale.
Sentant que leur ville va disparaître à jamais, les habitants passent leurs derniers jours sur place avec leurs familles. Ils partagent leur unique repas de la journée, ils se promènent dans leurs quartiers familiers, se prennent en photo devant les lieux liés à des souvenirs d’enfance, et gravent dans leur cœur tout ce qui risque d’être effacé.

J’écris ces mots assise dans un espace de coworking, où de nombreux étudiants et écrivains révisent et travaillent pour mieux conjurer leur peur. Ils s’accrochent à leurs routines dans l’espoir de trouver un semblant de normalité au milieu de ce chaos épouvantable.
Les gens de Gaza aiment la vie, même quand vivre se résume à survivre avec le minimum. Même dans les moments les plus sombres, nous trouvons toujours un moyen de garder espoir, de rester joyeux et même d’être heureux.
Je veux rester optimiste, mais je suis aussi terrifiée. J’ai peur non seulement des bombes, des déplacements forcés, de la vie en tente et de l’exil. Mais surtout j’ai peur d’être coupée du monde, d’être réduite au silence. Cela me glace le sang.

J’ai l’impression que c’est un camp de concentration que nous prépare Israël dans le Sud, un lieu où nous serons coupés du monde, où personne ne pourra plus nous entendre, où nous disparaîtrons.
Je ne sais pas combien de temps encore mes paroles pourront atteindre le monde extérieur, alors je veux saisir cette occasion pour lancer un appel.

Ne m’oubliez pas, moi, Sara Awad, une étudiante palestinienne dont le plus grand rêve est de terminer son diplôme en littérature anglaise et de devenir journaliste.
N’oubliez pas le peuple de Gaza et ses 2 millions d’habitants, leurs histoires d’amour, leurs peines et leur persévérance.
N’oubliez pas ma ville, Gaza, cette métropole chargée d’histoire, de culture et d’amour.
N’oubliez pas que nous avons résisté farouchement et que nous nous sommes accrochés à nos maisons et à notre terre, alors même que le monde entier nous avait abandonnés.

Sara Awad