mercredi 12 juillet 2023

Le Pilier Central du Frêney au Mont Blanc



Quelle voie ! Le poids de l'histoire, l'isolement, l'escalade en altitude, les plus grandes difficultés tout à la fin sur la célèbre Chandelle... Nous avons eu un vrai sentiment d'engagement sur cette proue suspendue en plein centre du versant le plus sauvage du Mont Blanc. Sous nous, le glacier du Frêney et sa barre de séracs infranchissable plongent brutalement vers le Val Vény, bordés des parois abruptes de la Pointe Gugliermina et de l'Aiguille Noire de Peuterey, qui ne participent pas à adoucir l'ambiance, bien que leur beauté fascine. À droite et à gauche de l'itinéraire, de grandes goulottes canalisent les chutes de pierres et de glace, produisant de temps à autres un lourd vacarme, alors que quelques rimayes s'effondrent à la base des parois, jalouses de participer elles aussi à l'inexorable marche du temps.

Avec Kaoli, nous nous mettons une fois par été une petite idée saugrenue derrière la tête. L'année dernière, nous avions fait la voie Cassin à la Pointe Walker des Grandes Jorasses. Depuis un moment, nous pensions au Pilier du Frêney, une voie que je n'avais pas encore faîte et qui bien-sûr me faisait rêver depuis les récits de Bonatti et Desmaison que je lisais adolescent, tout en tentant péniblement mes premiers pas d'escalade au rocher-école d'Arudy. 

Après une montée matinale au bivouac Eccles situé à presque 4000 m, nous passons la journée à nous reposer, faire de l'eau et regarder des grimpeuses qui chantent évoluer sur le Pilier Rouge du Brouillard que nous pourrions presque toucher.

 

À 2 h, c'est le départ, précédés par une cordée rapide composée d'une anglaise et d'un italien. Intercalés, des suédois sont aussi en direction du Col Eccles mais une chute de pierres atteint l'un d'entre eux, le blessant à l'épaule, sans trop de gravité, apparemment. Dépourvus de réseau à cet endroit, c'est nous qui appellerons les secours dès que possible, une fois atteint le bassin glaciaire au pied du pilier, déclenchant la venue de l'hélicoptère au lever du jour. On espère que ces deux compères vont bien.

L'escalade jusqu'au pied de la Chandelle se déroule correctement, malgré la présence d'une bonne quantité de neige qui rend la progression un peu plus lente et difficile que lorsqu'il est possible de mettre les chaussons dès l'attaque.





À 11 h, nous sommes au pied de la Chandelle. La vire du bivouac Bonatti, théâtre de la tragédie, nous offre une longue pause pour s'hydrater, manger un peu et troquer les "grosses" pour les chaussons, alourdissant nos sacs par la même occasion.

 

De mon côté, je décide que s'il faut s'en griller une, c'est ici, en pensant aux défunts du Frêney et à un temps moins sanitairement correct. À Pierre Mazeaud aussi. Bien qu'appartenant à un parti pour lequel je n'ai jamais voté, cet homme, ministre puis président du Conseil Constitutionnel de 1998 à 2007 a beaucoup œuvré au sommet de l'état pour préserver une certaine liberté d'aller et venir en montagne. Un Républicain, contrairement à notre autocrate mal élu qui s’en déclare le garant, tout en tapant sur tout ce qui ne lui ressemble pas, distillant la haine et le tous contre tous pour mieux régner.

 

La fatigue se fait sentir, l'altitude (4500 m) produit son effet, surtout pour Kaoli qui n'a pas eu beaucoup d'occasions de s'acclimater autant qu'il aurait fallu. Pour ma part, 7 semaines bien occupées en montagne avec les stagiaires de l'ENSA et un peu de fatigue accumulée sont passées par là.

Le vide devient intimidant, l'escalade plus corsée, bien qu'équipée de nombreux pitons la plupart de temps. Des nuages certes inoffensifs viennent envelopper la Chandelle mais ils rajoutent à l'ambiance. Kaoli fait un beau pendule en quittant un relais, notre attention est accaparée par le fait de ne rien faire tomber, surtout pas une chaussure ou un crampon. Le temps file et ce n'est qu'à 17 h que nous atteignons le haut de la Chandelle.





Loin derrière nous, une cordée semble monter très vite. Le temps pour nous de gravir les 3 dernières longueurs, ils sont déjà à portée de voix. Il s'agit des copains Léo Billon et Enzo Oddo qui mettent un terme à leur Super Intégrale de Peuterey. En moins de 16 h du fond du Val Vény au sommet du Mont Blanc, leur itinéraire sera passé par la voie Ratti-Vitali à l'Aiguille Noire de Peuterey, la voie Boccalate-Gervasutti à la Pointe Gugliermina et le Pilier Central du Frêney. Vive la jeunesse, fast and light, en pur style et avec le sourire.

Quelques heures auparavant, nous avons aussi vu passer sur le haut de l'arête de Peuterey un alpiniste solitaire qui semblait aller d'un bon train. Il s'agissait de Benjamin Védrines qui ce jour-là, depuis le fond de la vallée aussi, a parcouru l'arête intégrale de Peuterey en 6h50... une ascension qui se fait habituellement en 3 jours pour le commun des alpinistes mortels.

De notre côté, nous remontons tranquillement les dernières pentes puis l'arête qui mène d'abord au Mont Blanc de Courmayeur puis au point culminant. Les pauses sont fréquentes car Kaoli, comme elle le dit elle-même, est bourrée d'acide lactique et ses jambes ne sont plus que douleur. Des nausées la stoppent à intervalles de plus en plus réguliers. Il est temps d'arriver. C'est finalement à 22 h, soit 20 h après avoir quitté le bivouac Eccles que nous entrons dans le refuge du Goûter, accueillis vraiment gentiment par la gardienne Julie et une petite tablée dont Luc Mongellaz copain guide que je n'avais pas vu depuis longtemps, tous lancés dans une dégustation de vieux rhum à laquelle je prends activement part pour célébrer la montagne et la vie, pendant que Kaoli file au lit sans demander son reste. Merci et bravo mademoiselle Yokoyama !




 
À présent, nous voilà plongés dans cette lecture :