Parmi les grandes parois et faces nord historiques, il en est une qui ne laisse pas insensible la première fois qu'on l'aperçoit, c'est celle de la Civetta, la Paroi des Parois comme la surnomment les grimpeurs germanophones, "Die Wand Aller Wânde". Ce qui tombe bien, c'est qu'elle se situe dans les Dolomites, un massif que j'adore et que j'essaye de fréquenter au moins une fois par an malgré son éloignement depuis le village reclus de Sévignacq-Meyrac en vallée d'Ossau. Entre les tours et parois de sable de Wadi Rum et celles calcaires du Sud-Tyrol, mon cœur balance mais la fascination est à chaque fois renouvelée et je retrouve dans ces deux coins du globe les mêmes sensations et envies de grimper dès que je lève la tête.
Un rallye automobile de 1500 km (en BMW s'il vous plait pour la première partie jusqu'à Chamonix, conduite "le coude à la portière en insultant les passants" comme disait l'ami Bunny, car le hasard a fait que Yves le copain garagiste grimpeur peu inquiet m'a prêté la veille de partir et pour un mois cet étonnant véhicule gris métallisé coupé sport, le temps qu'il répare mon Peugeot Partner vieux de 400 000 km qui a lamentablement échoué à son dernier contrôle technique et que ça va me faire tout drôle de retrouver après une telle débauche de luxe) nous dépose à Agordo, la résidence d'été du guide et ami Philippe Brass auprès duquel on passe glaner quelques derniers renseignements. Bien nous en prend car il nous refile un très bon topo et se propose gentiment de nous monter au-dessus du refuge Vazzoler, ce qui réduit à 45 minutes l'approche de fin d'après-midi au refuge Tissi où ne nous attendent que de belles surprises : nous serons seuls demain dans cette face nord haute de 1100 m et large de 3 km, les gardiens vraiment accueillants nous prêtent une frontale car Kaoli a laissé la sienne en vallée et nous passons la soirée à discuter avec un couple de randonneurs australiens très sympas.
J'ai failli partir dans cette voie Solleder un peu la fleur au fusil, en tennis d'approche comme souvent dans ce type de difficulté, mais en appelant un ou deux copains juste avant de monter au refuge, leurs sons de cloches ont été unanimes : à la Civetta, ça grimpe, les cotations sont serrées et dans cette voie, il est facile de s'égarer. Finalement, je n'ai pas regretté d'avoir pris les chaussons pour quelques longueurs car je confirme ce que les potes m'ont dit. Les V+ ne risquent pas d'être décotés, en particulier le premier pas de la voie, en conglomérat (!), coté même V dans certains topos. Au niveau du Cristallo, le névé central qui reste toute l'année, deux longueurs sont en rocher orange bizarre demandant pas mal d'attention. La seconde partie est plus facile et roulante mais il reste du chemin. Contrairement à d'autres voies classiques et fréquentées des Dolomites, ici ce n'est pas truffé de pitons dès que ça se durcit et une autre particularité de la Solleder-Lettenbauer est qu'il faut rester bien concentré toute la journée sur le topo pour ne pas s'égarer.
Nous sommes arrivés au sommet en 11 heures d'escalade bien remplies, vraiment impressionnés par l'audace et la solidité des ouvreurs qui en 1925 n'ont mis que 15 heures et utilisé 12 pitons lors de la première. Encore une voie qui témoigne des décennies d'avance qu'avaient les grimpeurs des Dolomites sur leurs homologues des Alpes Occidentales. Nous avons eu le temps de descendre le soir même à Agordo sans rallumer la frontale, en passant par la ferrata Tissi puis les fabuleux plateaux et vallons qui contournent la Torre Trieste pour ramener en vallée. Après la Walker aux Jorasses en juillet, on va finir par surnommer Kaoli "madame faces nord"... Encore bravo et merci !
On peut trouver un diaporama de cette voie sur mon site en cliquant ici